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The Graeco-Arabic Transmission: Logic

An Outline by Henri Hugonnard-Roche for "Greek into Arabic"

 

Henri Hugonnard-Roche, La transmission de la logique aristotélicienne à l’arabe. Un bref survol

C’est une idée aujourd’hui largement reçue que celle d’une translatio studii de la philosophie et de la science du grec à l’arabe. Et l’on ne manque pas d’exemples de ce transfert de savoir de la culture grecque vers l’arabe. L’on s’intéressera ici à un cas particulier, celui de la transmission de la logique aristotélicienne à l’arabe. Plusieurs précautions doivent être prises au début de cet exposé. Tout d’abord nous ne prétendons pas apporter ici du nouveau sur ce sujet, ni viser à l’exhaustivité, mais seulement esquisser quelques traits d’une brève synthèse, avec tous les inconvénients de ce genre littéraire: en particulier, être trop sommaire, omettre des parties ou des aspects, qui pourront sembler importants à d’autres. Notre point de vue ici sera exclusivement celui du corpus des textes traduits. Par transmission, d’autre part, nous entendons désigner un mouvement de traductions dans lequel l’initiative revient en réalité au récepteur : ce sont les lettrés de langue syriaque ou arabe, voire leurs patrons ou mécènes, qui sont à l’initiative de ces traductions, et non point bien évidemment les locuteurs grecs. Dernière précaution préliminaire: nous parlerons de l’arabe comme langue de réception de la transmission, sans préjuger d’autres aspects du mouvement de transmission, culturels ou religieux en particulier.

La transmission de la logique aristotélicienne à l’arabe s’est effectuée au cours d’un long processus de traductions et de commentaires qui se sont étalés sur une période de deux siècles environ, de la fin du VIIIe siècle à la première moitié du Xe siècle. Mais ce processus a été préparé par plusieurs étapes antérieures qu’il convient de rappeler en commençant, c’est-à-dire par une première étape de transmission de la logique aristotélicienne au syriaque, et auparavant par la formation en langue grecque du corpus qui sera transmis à l’arabe. Si l’intitulé de ce bref exposé fait mention de la logique aristotélicienne plutôt que de la logique grecque, c’est que le corpus transmis a été formé essentiellement à partir d’un ensemble d’œuvres d’Aristote, que l’érudition moderne a coutume de désigner du nom d’Organon. Ce corpus rassemble les Catégories, le Peri Hermeneias, les Premiers et Seconds Analytiques, les Topiques et les Réfutations sophistiques. Ces œuvres seront durablement le noyau du corpus logique reçu dans la tradition syriaque et arabe, et leur regroupement bénéficiera des justifications apportées par les commentateurs tardo-antiques, qui en feront le principe et le commencement des études supérieures de philosophie. A cet égard une étape essentielle sera celle de l’insertion de ce corpus dans le cursus de l’enseignement supérieur dans la tradition néoplatonicienne. L’Organon, formé des traités ci-dessus mentionnés, y est considéré comme l’introduction obligée à ces études supérieures à titre d’instrument pour l’étude de la philosophie, dont la logique constitue la première partie. De plus, des justifications théoriques sont données à ce regroupement et à l’ordre des traités, qui placent la théorie syllogistique au centre de la logique. Dans la perspective adoptée par les commentateurs néoplatoniciens, les Catégories traitent des mots isolés, le Peri Hermeneias des phrases simples déclaratives ou propositions, les Analytiques Premiers de la composition des propositions en syllogismes.1 Les autres traités considèrent les syllogismes en relation avec le type d’argumentation dans laquelle ils sont employés : les Analytiques Seconds traitent de l’argumentation démonstrative, les Topiques de l’argumentation dialectique, les Réfutations sophistiques de l’argumentation sophistique. A ce corpus aristotélicien, les philosophes néoplatoniciens ont ajouté comme introduction la fameuse Isagoge de Porphyre, que celui-ci avait écrite précisément comme introduction à la théorie prédicative et à la logique dans son ensemble.

Au tournant des Ve et VIe siècles, un renouveau dans l’attitude des lettrés syriaques à l’égard des sources grecques les conduit à s’intéresser de plus près aux sources profanes grecques, parmi lesquelles la logique. C’est à ce moment qu’apparaissent les premières traductions syriaques (anonymes) de l’Isagoge de Porphyre et des Catégories d’Aristote. Au début du VIe siècle aussi, le médecin Sergius de Reš‘aynā, qui a fait des études de philosophie à Alexandrie, compose deux commentaires sur les Catégories d’Aristote, le philosophe qu’il considère comme “le principe et le commencement de tout savoir” pour tous ceux qui vinrent après lui, la logique d’Aristote étant l’instrument indispensable à toute connaissance.2 Dans la seconde moitié du VIe siècle, un certain Probus, actif comme médecin à Antioche, compose des commentaires sur l’Isagoge, le Peri Hermeneias (qu’il traduit lui-même, semble-t-il) et les Premiers Analytiques. Dans la partie orientale des pays de culture syriaque, un certain Paul le Perse compose (en persan) un bref commentaire du Peri Hermeneias et il dédie au souverain Chosroès (m. en 578) un traité de logique qui a pour but d’introduire à la syllogistique – ouvrages traduits en syriaque dès le siècle suivant.3 Toutes ces œuvres se rattachent étroitement par leur contenu à la tradition de l’école d’Ammonius et de ses successeurs. Il faut introduire quelques nuances toutefois dans ce jugement : les commentaires de Probus, par exemple, si proches qu’ils soient des commentaires grecs à peu près contemporains d’Elias et de David, s’en distinguent dans le détail et attestent ainsi qu’Elias et David ne représentent pas à eux seuls la totalité des discussions portant sur les textes d’Aristote à leur époque et que d’autres voix ont pu se faire entendre dont l’écho n’est pas conservé en grec. De même, la présentation de la syllogistique d’Aristote par Paul le Perse donne une place majeure à l’interprétation des propositions qui prend en compte leur matière, c’est-à-dire leur contenu, et non pas leur forme seulement, comme c’est le cas dans la présentation aristotélicienne de la syllogistique.

Une seconde période de la transmission de la logique d’Aristote à la culture syriaque s’ouvre vers le milieu du VIIe siècle, à l’école du monastère de Qennešre (“nid  d’aigle”), situé sur la rive droite du Haut-Euphrate, dans un pays déjà sous domination arabe. Les maîtres de cette école ou formés à cette école sont les auteurs de révisions des anciennes traductions de l’Isagoge et des Catégories, et de nouvelles traductions de toutes les autres œuvres de l’Organon, précédé de l’Isagoge de Porphyre. Ces traductions ne sont plus conservées aujourd’hui, mais leur existence est attestée par les sources arabes postérieures.4 Quelques commentaires ou questions sur des sujets précis sont également composés.5 Et se dessine en outre un type de recueil logique adapté à l’enseignement scolaire, qui comporte une partie seulement des traités connus et traduits. Cet ensemble comporte l’Isagoge de Porphyre, les Catégories, le Peri Hermeneias et la partie des Analytiques Premiers qui présente les figures et modes syllogistiques (jusqu’au chapitre sept du premier livre).6

Les premiers témoins de la transmission de la logique à l’arabe apparaissent dès le début de la dynastie abbasside, arrivée au pouvoir en 750 de notre ère. Ibn al-Muqaffā‘ (ca 720-757), l’auteur connu de la version arabe d’un recueil de fables d’origine indienne qu’il traduit du persan en arabe, est également l’auteur d’une traduction, probablement à partir du syriaque, d’un compendium de logique.7 Ce compendium comprend, selon le format habituel de ce type d’ouvrage, des éléments de l’Isagoge, des Catégories, du Peri Hermeneias et des Analytiques Premiers. Un peu plus tard, la correspondance du patriarche de Bagdad, Timothée (m. 823), nous apprend qu’à la suite d’une demande du calife al-Mahdī (m. 785), faite vers 780, il a traduit les Topiques avec l’aide du chrétien Abū Nūḥ al-Anbārī (qui fut secrétaire du gouverneur de Mossoul), tous deux travaillant à partir d’un texte syriaque.8 Un même intérêt pour les arts de l’argumentation est attesté par la traduction très tôt effectuée (dès la seconde moitié du VIIIe siècle) de la Rhétorique d’Aristote. Il faut encore signaler, dans la même veine, la traduction arabe (à partir d’une version syriaque d’Athanase de Balad, VIIe siècle) des Réfutations sophistiques par Ibn Nā‘ima (m. 839), qui travailla dans l’entourage d’al-Kindī, lui-même auteur d’une sorte de compendium de l’Organon. Quant au métropolite nestorien Ibn Bahrīz (fin VIIIe siècle – début IXe siècle), il composa un compendium de termes logiques, inspiré de modèles scolaires syriaques.9

Tous ces témoignages assez dispersés montrent à la fois qu’existait un intérêt manifeste pour l’œuvre logique d’Aristote, pour l’Organon dans son ensemble et non pas seulement pour la partie de l’Organon qui s’arrêtait à la syllogistique selon l’ordre traditionnel des traités. Ces témoignages montrent aussi qu’existaient en syriaque tous les textes de cet Organon complet, même si la circulation de ces textes nous reste aujourd’hui presque entièrement inconnue.

Une nouvelle étape dans la transmission de la logique aristotélicienne est franchie avec les traductions effectuées par Ḥunayn ibn Isḥāq (m. 873) et son entourage, dans lequel se trouvent notamment son fils Isḥāq ibn Ḥunayn (m. 910). Les traductions antérieures étaient généralement de qualité médiocre, de type plutôt paraphrastique et peu propices à une réflexion logique. La plupart des plus anciennes traductions arabes ont, en effet, pour trait commun d’être peu fidèles au grec d’Aristote. Il est manifeste qu’il s’agit souvent d’une attitude délibérée des traducteurs, qui ne visent pas à reproduire au plus près le texte à traduire, mais qui s’efforcent d’en donner une traduction “explicative”. Ajoutons que leur terminologie est incertaine, et que leur intelligence des questions logiques traitées par Aristote est souvent prise en défaut. Or la constitution d’une langue technique est indispensable à l’étude de la logique, car l’analyse logique est liée à la formation de cette langue.

Il est clair, en effet, que toute élaboration d’une discipline scientifique s’accompagne du développement de la langue technique correspondante. Ce fut le cas dans toutes les sciences, comme dans le domaine de la logique. Mais la logique a ceci de particulier qu’elle considère les formes de pensée sous le rapport des propriétés de leur expression dans le langage. Une part de l’analyse logique se rapporte donc directement au langage même dans lequel s’expriment les formes de raisonnement étudiées. Par suite, il paraît légitime de penser que les questions de terminologie ont eu une place importante dans la transmission de la logique aristotélicienne. De là aussi l’importance particulière sans doute, dans le cas de la logique, des versions syriaques intermédiaires, à partir desquelles bon nombre de traductions arabes ont été faites.

L’activité de traduction de Ḥunayn et de son entourage se caractérise par une attention plus grande qu’auparavant apportée aux questions philologiques. Ḥunayn lui-même se montre soucieux de rechercher le meilleur texte grec possible, de réviser ses propres traductions, et de reproduire avec fidélité le texte à traduire. Il est l’auteur de compilations lexicographiques et c’est avec lui et les auteurs de son entourage que commence de se constituer en arabe une langue technique plus apte à rendre le lexique grec de la logique. Lui-même et les membres de son entourage traduisirent presque tous les textes de l’Organon. Ḥunayn traduisit lui-même les Catégories et le Peri Hermeneias en syriaque, cependant que son fils traduisit ces deux traités en arabe.10 Le père et le fils traduisirent en syriaque les Premiers Analytiques, mais la traduction arabe qui nous est parvenue est due à un certain Taḏārī ibn Bāsil. Ils traduisirent aussi en syriaque les Seconds Analytiques. Isḥāq traduisit aussi en syriaque les Topiques, avec les commentaires d’Alexandre d’Aphrodise et d’Ammonius, mais c’est la version d’Abū ‘Uṯmān al-Dimašqī, un membre du cercle de Ḥunayn, qui nous est parvenue (pour les sept premiers livres). Enfin la Rhétorique et la Poétique furent également traduites par Isḥāq.

Ces quelques exemples qui ne visent pas à l’exhaustivité, répétons-le, sont seulement destinés à montrer que, dans le milieu des traducteurs du cercle de Ḥunayn, on traduisit des œuvres logiques d’Aristote aussi bien en syriaque qu’en arabe. Il semble toutefois que Ḥunayn lui-même traduisit moins volontiers en syriaque ces traités logiques, tandis que le fils Isḥāq effectua des traductions dans chacune des deux langues, ayant acquis certainement plus de compétences techniques que son père dans le domaine de la logique. Il faudrait ajouter qu’une partie du travail de traduction, au moins, a pu être faite par la collaboration de plusieurs personnes, Ḥunayn le père et Isḥāq le fils notamment, mais aussi que les traductions énumérées ne représentent qu’une partie de celles qui ont été exécutées et qui sont perdues. Si l’on réunit toutes les informations que l’on possède, et dont les éléments donnés ci-dessus ne représentent qu’une partie, faute de pouvoir entrer dans des discussions trop détaillées qui n’ont pas ici leur place, il semble que l’on puisse en inférer avec vraisemblance qu’Isḥāq ibn Ḥunayn ait eu le projet d’établir une sorte d’édition de l’ensemble de l’œuvre logique d’Aristote, à partir de ses propres traductions éventuellement complétées par d’autres, comme celles de Taḏārī ou d’al-Dimašqī.11

Il faut noter, d’autre part, que dans le cercle de Ḥunayn, l’intérêt s’est porté vers les œuvres logiques de Galien, en plus de celles d’Aristote. Ainsi Ḥunayn traduisit en syriaque un traité sur le nombre des syllogismes ainsi que l’Eisagoge logike de Galien, dans laquelle les lettrés de langue arabe purent apprendre quelque chose de la logique stoïcienne, c’est-à-dire le traitement des propositions et des syllogismes hypothétiques. Ces œuvres furent ensuite traduites en arabe par d’autres membres du cercle. Il en va de même pour les fragments du De demonstratione de Galien (déjà perdu pour une large part à l’époque) que Ḥunayn traduisit également en syriaque.12

Cette activité intense de traduction dans le cercle de Ḥunayn n’a pourtant pas donné lieu à une activité propre de commentaire de la part des traducteurs. C’est au tournant des IXe et Xe siècles que les premiers savants ayant une compétence particulière en logique apparurent à Bagdad. Il semble que deux lettrés chrétiens, principalement, furent à l’origine de ce nouvel élan donné aux études de logique, dont l’un, Ibrāhīm al-Marwazī, fut le maître d’Abū Bišr Mattā ibn Yūnus (m. 940), tandis que l’autre, Yuhannā ibn Ḥaylān, fut le maître d’al-Fārābī (m. 950).13 Avec Ibrāhīm al-Marwazī, qui enseignait en syriaque, Abū Bišr Mattā étudia les Seconds Analytiques, qu’il traduisit en arabe, à partir du syriaque. Il traduisit aussi, toujours à partir du syriaque, le commentaire d’Alexandre et la paraphrase de Thémistius sur les Seconds Analytiques, les Réfutations sophistiques et la Poétique. Il était en quelque sorte le chef de l’école aristotélicienne de Bagdad. Parmi ses contemporains, il fut unanimement reconnu comme la maître des études logiques, et la lecture de l’Organon s’appuyait sur ses commentaires, dont ne subsistent que de faibles traces dans les marges d’une édition d’école de l’ensemble du corpus logique aristotélicien, dans le manuscrit Paris BnF ar. 2346. Il fit revivre la tradition grecque des commentateurs d’Aristote et il fut à l’origine d’une nouvelle tradition d’école,14 transmise par son disciple Yaḥyā ibn ‘Adī (m. 974). Ce dernier traduisit les Topiques en arabe à partir de la version syriaque d’Isḥāq ibn Ḥunayn et il utilisa les commentaires d’Alexandre et d’Ammonius pour son propre commentaire sur l’ouvrage d’Aristote. Il traduisit aussi les Réfutations sophistiques en arabe, à partir de la version syriaque d’Athanase de Balad (m. 686). En outre, ses copies de plusieurs traductions des traités d’Aristote furent à la base de l’édition d’école établie par Ibn Suwār (m. 1020).

Le produit du travail accompli dans l’école de Bagdad est pour une part conservé dans le manuscrit de Paris, cité ci-dessus, qui est la copie du manuscrit autographe d’Ibn Suwār. Il porte témoignage de l’étroite intrication entre traduction et interprétation, philologie et philosophie. Les marges et parfois les interlignes du texte comportent de nombreuses notes (particulièrement pour l’Isagoge, les Catégories et le Peri Hermeneias), qui mentionnent d’autres leçons que celles du texte copié. Ces leçons sont tirées d’autres copies du texte, ou encore d’autres traductions du texte copié, souvent de traductions syriaques qui peuvent remonter parfois à l’époque des traducteurs de Qennešre (Jacques d’Edesse ou Athanase de Balad). Ces leçons peuvent être de simples variantes textuelles, mais elles peuvent aussi impliquer une compréhension différente du texte et de ses enjeux logiques ou philosophiques. Les marges contiennent aussi des fragments de commentaires ou des allusions à des commentaires composés, par exemple, par d’Abū Bišr Mattā.15

Un dernier représentant de la tradition grecque des études de logique en arabe est le philosophe Ibn al-Tayyib († 1043), élève dʼIbn Suwār et auteur de deux commentaires, l’un sur l’Isagoge, l’autre sur les Catégories, qui sont écrits sur le modèle littéraire des commentaires grecs et dont le contenu est également modelé sur la même tradition.16

Les travaux effectués dans l’école de Bagdad au Xe siècle, et jusqu’à Ibn Suwār, montrent combien la tradition syriaque est étroitement liée aux travaux effectués en arabe. Des travaux récents ont tendu à minimiser le rôle de cette tradition. Selon la thèse largement développée par Dimitri Gutas, le mouvement de traduction s’enracine dans une nouvelle structure sociale en même temps qu’il est le produit d’une nouvelle idéologie impériale de la dynastie abbasside, qui reprend à son compte l’idéologie impériale zoroastrienne des Sassanides et conçoit l’activité de traduction comme étant au service de l’autorité centrale. La nouvelle dynastie fait sien l’héritage grec pour mieux en dépouiller Byzance.17 Selon une autre opinion soutenue par George Saliba, qui concerne à vrai dire la science plus que la philosophie, le mouvement de traduction remonte à la période omeyyade et il prend racine dans l’arabisation de l’administration califale. Par suite de cette décision, les élites de langue grecque ou persane qui ne trouvaient plus d’emploi dans l’administration se seraient dès lors consacrées à des traductions d’œuvres scientifiques ou philosophiques.18 Ces deux interprétations ont en commun de tendre à minimiser le rôle des acteurs de langue syriaque dans la transmission des textes, ou du moins de réduire leur initiative dans le transfert culturel entre grec et arabe. Chacune d’elle, d’autre part, appuie son interprétation sur un point de vue sociologique qui privilégie un milieu particulier dans l’histoire de la transmission: pour l’un, la société omeyyade et les mutations internes consécutives à l’arabisation de l’administration ; pour l’autre, l’orientation politique du nouveau pouvoir califal abbasside et son ancrage dans la société persane. Il importe, pour rendre compte du mouvement de transmission des textes dans toute sa complexité, de rappeler que ce mouvement s’est étalé sur plusieurs siècles après l’installation de la dynastie abbasside, selon des modalités différentes au long de cette période, avec des acteurs différents et dans des milieux variés. L’histoire de la transmission de la logique grecque met en évidence, dans ce domaine disciplinaire particulier, la continuité de l’influence de la tradition syriaque : jusqu’au début du XIe siècle, les traductions arabes sont encore fréquemment réalisées à partir de versions syriaques antérieures et les versions syriaques continuent d’être utilisées comme témoins du texte d’Aristote à côté des traductions arabes elles-mêmes.

C’est avec al-Fārābī qu’une tradition logique autonome s’installe en arabe. Encore faut-il souligner les deux aspects de l’œuvre d’al-Fārābī. D’un point de vue, al-Fārābī est dans la continuité de la tradition alexandrine. Ainsi il suit le modèle littéraire des commentateurs grecs, par exemple dans son grand commentaire par lemmes qui porte sur le Peri Hermeneias.19 Il reprend tous les traités de l’Orga­non traditionnel, tel qu’il était reçu des maîtres grecs, pour écrire des commentaires sur chacun d’eux sous forme de paraphrases ou de résumés.20 Quant au chapitre qu’il consacre à la logique dans son traité sur l’Enumération des sciences, il dérive de la tradition des prolégomènes alexandrins.21 Mais al-Fārābī a composé aussi des traités originaux, dans lesquels il se préoccupe d’insérer la discipline de la logique dans la culture arabe. C’est le cas, par exemple, du traité sur l’Enumération des sciences que l’on vient de citer. Cette préoccupation a conduit al-Fārābī à développer en particulier une réflexion nouvelle sur le rapport entre analyse linguistique et analyse logique.22 Quant à la logique elle-même, al-Fārābī en élargit le champ  en consacrant, par exemple, des développements à la logique hypothétique dans ses ouvrages. Mais il ne s’agit plus alors de l’objet de notre propos, à savoir, la transmission de la logique aristotélicienne. Avec al-Fārābī, la logique se dégage de la tradition purement péripatéticienne.


Note bibliographique

On ne saurait citer ici les ouvrages ou articles, trop nombreux, qui traitent du sujet de notre bref exposé. Signalons seulement que l’on trouvera des informations bibliographiques étendues dans la Storia della filosofia nell’Islam medievale, a cura di C. D’Ancona, Einaudi, Torino 2005, vol. 1, dans les chapitres rédigés par C. D’Ancona, “Le traduzioni di opere greche e la formazione del corpus filosofico arabo” (p. 180-258), par C. Ferrari, “La scuola aristotelica di Bagdad” (p. 352-79), et par C. Martini Bonadeo et C. Ferrari, “al- Fārābī” (p. 380-448).


1 Cf. par exemple Ammonius, In Cat., p. 5.9-10.22 Busse ; Philopon, In Cat., p. 11.18-33 Busse.

2 Sur Sergius, on peut lire plusieurs études dans H. Hugonnard-Roche, La logique d’Aristote du grec au syriaque. Études sur la transmission des textes de l’Organon et leur interprétation philosophique, Librairie philosophique J. Vrin, Paris 2004 (Textes et Traditions, 9).

3 Sur Paul le Perse, voir aussi les études réunies dans Hugonnard-Roche, La logique d’Aristote.

4 Sur les traductions syriaques des traités de l’Organon, voir les notices de H. Hugonnard-Roche, s.v. Aristote de Stagire, “L’Organon. Tradition syriaque et arabe”, dans R. Goulet (éd.), Dictionnaire des Philosophes Antiques, vol. 1, Ed. du CNRS, Paris 1989, p. 502-28.

5 Voir le survol des traductions et commentaires par S. Brock, “The Syriac Commentary Tradition”, in Ch. Burnett (éd.), Glosses and Commentaries on Aristotelian Logical Texts. The Syriac, Arabic and Medieval Latin Traditions, The Warburg Institute, London 1993 (Warburg Institute Surveys and Texts, XXIII), p. 3-18.

6 Voir H. Hugonnard-Roche, “Les traductions syriaques de lʼIsagoge de Porphyre et la constitution du corpus syriaque de logique”, Revue dʼHistoire des Textes 24 (1994), p. 293-312, repris dans Hugonnard-Roche, La logique dʼAristote, p. 79-97.

7 Cf. J. Lameer, Al-Fārābī and Aristotelian Syllogistics. Greek Theory and Islamic Practice, E. J. Brill, Leiden-New York-Köln, 1994 (Islamic Philosophy, Theology and Science, 20), p. 11-12.

8 Cf. S. Brock, “Two Letters of the Patriarch Timothy from the Late Eighth Century on Translations from Greek”, Arabic Sciences and Philosophy 9 (1999), p. 233-46.

9 G. Troupeau, “ ‘Abdīšū‘ Ibn Bahrīz et son livre sur les définitions de la logique (Kitāb Ḥudūd al-manțiq)”, in D. Jacquart (éd.), Les voies de la science grecque. Études sur la transmission des textes de lʼAntiquité au dix-neuvième siècle, Droz, Genève 1997 (Hautes études médiévales et modernes, 78), p. 135-45.

10 On lira une analyse de la traduction arabe de Isḥāq, comparée à une version arabe anonyme qui pourrait être l’œuvre de son père, dans H. Hugonnard-Roche, “La tradition syro-arabe du Peri Hermeneias”, in Id., La logique d’Aristote, p. 57-77.

11 Cf. H. Hugonnard-Roche, “La traduction arabe des Premiers Analytiques d’Aristote”, in A. Hasnawi, A. Elamrani-Jamal et M. Aouad (éd.), Perspectives arabes et médiévales sur la tradition scientifique et philosophique grecque, Peeters, Leuven 1997 (Orientalia Lovaniensia Analecta, 70), p. 395-407.

12 Cf. G. Bergsträsser, “Ḥunain ibn Isḥāq über die syrischen und arabischen Galen-Übersetzungen”, F.A. Brockhaus, Leipzig 1925 (Abhandlungen für die Kunde des Morgenlandes, XVII Band, n° 2), p. 38-39, en part. p. 42.

13 Cf. les sources citées par D. Gutas, “The ‘Alexandria to Baghdad’ Complex of Narratives. A Contribution to the Study of Philosophical and Medical Historiography among the Arabs”, Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale 10 (1999), p. 155-93, en part. p. 165-6.

14 Sur Abū Bišr Mattā, voir la notice de G. Endress, “Mattā b. Yūnus”, in Encyclopédie de l’Islam, 2e éd., VI, p. 835-6.

15 Sur le contenu de ce manuscript, cf. H. Hugonnard-Roche, “Une ancienne ‘édition’ arabe de l'Organon d’Aristote: problèmes de traduction et de transmission”, in J. Hamesse (éd.), Les problèmes posés par l’édition critique des textes anciens et médiévaux, Institut d’études médiévales, Louvain-la-Neuve 1992 (Textes, Etudes, Congrès, 13), p. 139-57 ; et Id. “Remarques sur la tradition arabe de l’Organon, d’après le manuscrit Paris, Bibliothèque nationale, ar. 2346”, in Burnett (éd.), Glosses and Commentaries on Aristotelian Logical Texts, p. 19-28.

16 Sur lʼécole aristotélicienne de Bagdad, cf. C. Ferrari, “La scuola aristotelica di Bagdad”, in C. DʼAncona (éd.), Storia della filosofia nellʼIslam medievale, Einaudi, Torino 2005, vol. 1, p. 352-79.

17 D. Gutas, Greek Thought, Arabic Culture. The Graeco-Arabic Translation Movement in Baghdad and Early ‘Abbāsid Society (2nd-4th/8th-10th centuries), Routledge, London - New York 1998 ; trad. italienne de C. Martini, Einaudi, Torino 2002.

18 Cf. G. Saliba, Islamic Science and the Making of the European Renaissance, MIT Press, Cambridge Mass.-London 2007.

19 Cf. Al-Farabi’s Commentary and Short Treatise on Aristotle’s De Interpretatione, transl. with an introd. and notes by F. W. Zimmermann, The Oxford University Press, Oxford 1981.

20 Cf. D. Gutas, “Aspects of Literary Form and Genre in Arabic Logical Works”, in Burnett (éd.), Glosses and Commentaries on Aristotelian Logical Texts, p. 29-76, en part. p. 48-9.

21 Cf. D. Gutas, “Paul the Persian on the Classification of the Parts of Aristotle’s Philosophy : a Milestone between Alexandria and Bagdad”, Der Islam 60 (1983), p. 231-67, en part. p. 255.

22 Cf. notamment le Livre des lettres (Kitāb al-Ḥurūf) et le Livre des expressions employées dans la logique (Kitāb al-alfāẓ al-musta‘mala fī l-manṭiq).



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